
On ne le voit pas encore, mais on l’entend déjà. Approchez-vous, recherchez la source de ce phénomène sonore… Le tableau passe la renommée! Authenticité du personnage; franche cordialité; rires homériques; truculence du verbe; accent sui generis, à tel point même qu’il fut prêté à Tonio la faculté de s’exprimer en russe! Insistez un peu; il ne résistera pas longtemps à l’envie de vous narrer cet épisode cocasse, avec force détails.
Tout comme le «Janus bifrons» des Romains —ce dieu de la transition, celui qui présidait aux commencements et aux fins de toutes choses—, Tonio montre deux visages, opposés certes, mais d’un caractère également accompli: l’un est estival; l’autre hivernal.
Dès les prémices de l’été, équipé d’un tricycle à l’allure méditerranéenne, Tonio offre aux badauds un choix de glaces plus alléchantes, plus délectables les unes que les autres. De celles qui vous auront fait succomber, d’une spatule experte, il travaillera et lissera la masse de sorte à lui rendre tout son arôme subtil, puis il vous bâtira copieusement l’édifice convoité… que vous vous apprêtez à ruiner, — tous ces préparatifs effectués dans le respect scrupuleux des règles d’hygiène alimentaire.
Que le soleil soit de plomb; que ses ardeurs dessèchent impitoyablement les gosiers alentour, la tension monte; il y a un risque d’émeute réel. Toute l’expérience de Tonio n’est alors pas de trop pour faire retomber la fièvre populaire, et pour rafraîchir l’atmosphère. Mais que soudain le ciel s’assombrisse; que gronde le tonnerre; qu’éclate l’orage, voilà notre Tonio luttant contre la rafale, remballant subito presto, disparaissant, stoïque, sous des trombes d’eau…
Une fois que les frimas ont figé durablement les eaux du lac, c’est à même la glace que Tonio exerce ses talents. Dans le bleuté de vapeurs matinales, ou dans la lumière aveuglante renvoyée par le miroir hivernal, on le voit s’affairer autour de ses fourneaux, les charger de charbon de bois, et, l’œil légèrement inquiet, s’assurer de l’exact degré de cuisson requis par ses marrons triés sur le volet. Enveloppé de fumerolles odoriférantes, revêtu d’une blouse à l’ancienne, coiffé d’un feutre noir, le portrait un brin charbonneux, Tonio semble surgi d’un passé presque oublié, vivante évocation de ces marchands forains venus jadis du Piémont ou du Tessin.
Parce qu’il devine vos papilles avides de saveurs inédites, Tonio a prévu, outre ses marrons chauds, toute une gamme de produits dérivés, locaux ou exotiques: soupe de marrons maison, purée de marrons, biroulade…
Le lac n’a-t-il pas encore gelé; l’état de la glace est-il précaire, Tonio se tient alors dans sa roulotte, installée sur le parking bordant la place de jeux; perché sur ce promontoire, il a vue sur l’entier de la rade. De là, pour peu qu’il avise d’imprudents promeneurs bravant la consigne, et s’aventurant sur une glace perfide, Tonio pousse à leur adresse une tonitruante gueulante — on ne peut plus salutaire! —, (servi en cela par un organe ad hoc). Croyant sans doute à un paroxysme de courroux céleste, les plus téméraires ont tôt fait de rappliquer dare-dare!
— N’ayons pas peur des mots! A lui tout seul, Tonio est une véritable institution; sans Tonio, le village du Pont n’aurait pas le même cachet.
F. M.